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Anabelle Hulaut

Anne Cartel

Texte du livret du DVD : Les Vacances de Melle Hulaut (N°007 - Ecart Production )


Les vacances de Melle Hulaut

Une pièce montée... hum j'adore !


Jeu de noms, jeu de rôles, trafic de lettres, sujet au féminin et autres histoires de pipes... Malgré cela, inévitable est le rapprochement du film Les Vacances de Melle Hulaut de celui à quelques lettres près éponyme, Les Vacances de Monsieur Hulot. Si en aucun cas il ne s'agit là d'une actualisation façon Hulaut du film de Jacques Tati, il n'en demeure pas moins une proximité quant au film en tant que non film. Là où Jacques Tati traduisait le temps des vacances comme un système idéologique canalisant le temps libre par l'avènement du loisir, Anabelle Hulaut choisit le temps des vacances pour ce qu'il offre de possibles, de laisser aller aux bifurcations, de situations incongrues qui construisent l'événement. En guise d'intermèdes et parfois comme des clins d'oeil, le film offre des séquences caractéristiques : bal costumé où danse le personnage du détective à l'instar de Mr Hulot déguisé en corsaire, la partie de tennis... Un non film puisque Les vacances de Melle Hulaut avant de devenir film, existaient sur un principe de réalité : la création d'oeuvres autonomes, que ce soient des situations (ce week-end Pêche aux moules, samedi je me marie avec mon L !...), des sculptures ( Pêche à 5 lignes, La cabane), enfin la parution régulière d'affiches de cinéma de ce film inexistant. Un ensemble d'éléments qui présupposait en amont le montage de ce film à l'image d'une sculpture.
On l'aura compris, le temps est un vecteur important de cet objet filmique car construit depuis 2002 non d'après une trame définie, mais d'une histoire/oeuvre propre à Anabelle Hulaut, de son univers véritable plaque tournante entre histoires, individus, hasard qui nourrissent sa mythologie personnelle à la lisière d'une fiction/réalité. La séquence du rond-point sur lequel Melle Hulaut plante des petites pancartes est emblématique de ce mode de pensée ou plutôt d'une " non-pensée " librement ouverte à toutes les directions, un non sens giratoire ! Une manière de déjouer tout système à sens unique et de se perdre avec légèreté que ce soit dans des instants issus de la réalité ou agencés dans un cadre imaginaire.
Deux personnages principaux Melle Hulaut - plus familièrement Melle - et le détective Hulaut, sinon trois avec le narrateur Anabelle Hulaut, animent le film autour d'événements aussi singuliers qu'un trafic de lettres et le vol de pipes célèbres dont bien sûr celle de Monsieur Hulot.

Deux lettres en elle...

Les lettres sculptent les mots, façonnent les noms, se déplacent au fil du temps, parfois disparaissent ou se font muettes. D'elles, Anabelle Hulaut en fait des prétextes à situations. Ainsi, le L et le B se croisent dans un trafic de noms que met en place l'artiste en 2000 Prête moi ton L et prend mon B, quand en d'autres circonstances, le P suscite des actions plus concrètes, prend place, brodé, sur le caddie de Melle. Jeux de lettres, mots, cartels ou poèmes sonores participent de la construction du film comme des interstices aussi légers que le motif du papillon qui revient régulièrement pour signifier la présence de l'artiste. Moteur et premier acte du film Prête moi ton L et prends mon B implique son instigateur, qui n'est autre que le narrateur Anabelle Hulaut, et de multiples personnes dans un vaste trafic ; le conduit à officialiser cet échange par un Mariage de lettres, deuxième acte dont le film est en quelque sorte la pièce montée.
D'ordinaire issu d'une histoire d'amour, le mariage ici relève davantage d'histoires privées. L'intime se tient à distance, comme une discrétion car tout se joue autour de l'identité d'Anabelle Hulaut jadis Anabelle Hubaut, fille d'un grossiste en art qui en impose. Point s'en faut de faire un peu de psychanalyse à deux francs six sous pour comprendre que ce Mariage de lettres ou comme l'écrit si joliment Emmanuelle Chérel dans une de ses correspondances avec notre personnage, " mariage de l'être "(1) , signe une indépendance, celle d'une artiste qui se forge un nom et un monde qui lui est propre. Ici l'intime se tourne vers le nom, la lettre, les mots, met en doute l'identité, mais jamais nous n'avons accès aux sentiments ou l'intimité du corps. Si dans cet échangeur où circulent les deux lettres, le L profite à Anabelle Hulaut, ce troc n'est cependant pas sans conséquences pour celles et ceux qui ont contribué à cette union scellée par un mariage. Certains s'amusent d'avoir troquer leur L contre le B d'Anabelle Hubaut, d'entrer dans une situation contractuelle authentifiée par un certificat, quand d'autres en gardent l'amertume de la soustraction, de l'absence, devenant un temps apatride. Un cas particulier : Michel Gerson ne possédait pas de L, mais tenait à prendre le B d'Anabelle. Il s'enquérra auprès d' Emmanelle Chérel de son L. De fait elle devint " Chère Emmanuelle ", non sans en énoncer un sentiment de perte. L'échange met à jour la relation que chacun entretient avec son nom, détachée, fragile, publique. Anabelle Hulaut se plaît à perturber les paramètres entendus en ce domaine, dépossédant alors artistes ou figures de l'art dont le nom est leur média. Jack Lang sera ainsi Mr Bang !
Avec ce Mariage de lettres, le narrateur contracte avec lui-même une oeuvre poétique et conceptuelle dans la rigueur que requiert l'état civil. à ceci près que, comme Sophie Calle, Anabelle Hulaut invente et produit son propre mariage qui ne ressemble à aucun autre. Le marié est une mariée, la lettre L ! La mariée qui attend son L est recouverte de la tête au pied d'une robe rouge, proche d'une sculpture aux allures de méduse (ou d'un sein me glisse à l'oreille un ami !), le mariage a lieu sur la plage de Saint-Marc où siège la statue du personnage Monsieur Hulot. Coincidence ? Les discours traditionnels cèdent la place à des envolés poétiques aux allures de contes décalés sur l'histoire de cette troublante mariée. Néanmoins, la présence d'un photographe, de convives, enfin la photographie de mariage et le " vin d'honneur " achèvent d'attester sa réalité de l'événement. Anabelle Hulaut devient ainsi " Melle " Hulaut, deuxième écart avec son origine. Elle prend le contre-pied de l'engagement avec une personne physique pour épouser une personne morale, " L " qui n'est autre qu'elle-même ; prend son envol, teinté de légèreté que symbolise la phonétique du " L " dont la résonance redouble dans le mot " mademoiselle " ou " Melle " et plus encore et encore dans le refrain de la bande originale du film !(2)
Anabelle Hulaut n'en est pas à son premier coup de lettres ! Le P fut sa première " victime ", se liant à cette lettre par le fait du hasard, un doigt qui glissa maladroitement sur le clavier de l'ordinateur, une faute de frappe ! De ce concours de circonstance, elle fit le P sien, signe distinctif d'Anabelle Hulaut et bientôt de Melle. Plus lourd et sculptural que le L, le P incite Melle à développer sa dimension sPortive ; ainsi naissent les actions sPort/surface. à nouveau un glissement subtil de nom, du sien à celui cette fois-ci de l'animateur d'Ushuaia, en plus de la soustraction du U au profit du P valent à Anabelle Hulaut d'être sans conteste la seule, s'il vous plaît, à établir un lien plausible entre Nicolas Hulot et le mouvement Support/Surface ! De lettres, il est encore question dans une situation drôle et légère, celle d'un concours de cannes à pêches - et non de pêche – au cours duquel les candidats, plutôt que d'être distingués les uns des autres communément par des chiffres, le sont au moyen de lettres. La lettre O gagne ainsi un dîner.


Dans la famille Hulaut, je demande le je du nous !

à ce trafic de lettres, et c'est là que les choses se corsent pour le spectateur, s'ajoute un autre trafic, celui de vols de pipes célèbres : la pipe du commissaire Maigret, celle de Mr Hulot, mais encore celle de Magritte Ceci n'est pas une pipe. Intriguée par ces faits relevant de la réalité, Melle part sur le champ pour Londres s'enquérir des conseils du plus grands des détectives, Sherlock Holmes. à partir de ce moment du film, Anabelle Hulaut entraîne le spectateur dans une autre étape, celle d'une fiction dans la fiction, là où nous avions déjà affaire à un " entrelacs " de nom, de lettres, d'identité. à son retour, Melle découvre dans son salon un détective vêtu d'une cape et d'un chapeau, fumant une énorme pipe, en somme l'archétype du détective. La taille de la pipe à elle seule signale un monde parallèle. Dans le même plan en bas à droite, un clap de tournage de plateau de cinéma indique le titre Les vacances de Melle Hulaut, séquence la pipe, Nantes, 01 20/07/01 et puis un L majuscule écho au L de Melle. Tout nous indique le film dans le film, sa fabrique alors même que nous sommes déjà immergés dans un film. Sorti de l'imagination de Melle, le détective creuse encore l'écart avec le réel. Le spectateur se fait alors à son tour détective, tente de dénouer les rouages du film comme une bobine de fil emmêlée, de dissocier les personnages et comprendre leur corrélation autour des trafics de lettres et de pipes. Il s'accroche à des signes : le caddie de Melle, son bob, bientôt un chapeau rouge, le papillon, la pipe du détective, ses gants, sa cape.

Anabelle Hulaut multiplie ses " moi ", invente un jeu entre le je et le jeu dont elle seule détient les règles. Attention ! Un je(u) peut en cacher un autre. " Je suis partie à la recherche d'un détective " : dans son récit, règne une ambiguité constante car elle parle de Melle, de ces actions sport/surface, de son trafic de lettres L et P pour ensuite prendre la parole à la première personne " je " et évoquer la disparition des pipes et de sa quête d'un détective. à qui a-t-on à faire avec ce narrateur ? Anabelle Hulaut ou Melle Hulaut ? Ici le double je est comme un jeu. " Le je est à la fois celui de l'auteur et celui de l'acteur : il est le je de l'artiste qui se fait un nom, une signature, une carrière, une postérité ; il est aussi le je de l'artiste devenu acteur de ses propres performances. "(3) à l'instar d'Annette Messager, collectionneuse, truqueuse, artiste ou de Sophie Calle, entremetteuse, détective, fausse mariée Anabelle Hulaut brouille les pistes et les histoires se faisant tour à tour mariée, Melle, détective le tout à partir de rencontres et faits puisés dans la réalité. Ses personnages sont à eux seuls des histoires, des archétypes, des symboles d'une narration. Elle joue avec des clichés propres à la fiction. Comme Sophie Calle, elle use des mots, des lettres, de la lettre – une journée avec la lettre W pour Sophie Calle - écrit des histoires, relate ses journées, tient un journal de bord, mène une enquête, pratique la filature, organise son mariage. Elle emprunte la panoplie Sophie Calle comme elle s'immisce dans les clichés de Mr Hulot ou des performances télévisées de Nicolas Hulot, puise dans ces univers singuliers qui ont cependant investi l'inconscient ou la conscience collectives comme un acquis. Anabelle Hulaut sculpte les mots, les lettres tout autant que ses identités.


Ceci n'est pas un film...

Enfin le tout tient dans un film qui ne se revendique pas comme tel, s'apparente à une sculpture cubiste, un vaste collage aux multiples facettes, mêlant le réel à sa représentation et dont l'anachronisme serait maître d'oeuvre. Séquences filmiques, photographies, animations, pièces et cartels sonores, BO se succèdent dans une construction non linéaire, une enfilade de plans variés, un montage qui pourrait continuer sans fin à l'image de la Colonne sans fin de Brancusi. Le temps du film repose sur des plans conjugués à des temps différents, " force - comme dans le cinéma de Jacques Tati - à la reconstruction d'une totalité à partir d'éléments épars et crée une nouvelle distanciation. (...). Au lieu d'un récit à intrigue, sa narration est processuelle. (...). Le spectateur doit activement participer et effectuer un travail de synthèse "(4). Des situations incongrues, relevant de l'absurde ou de la simple rencontre entre amis, mais pour autant bien réelles, sont réinjectées après montage, découpage dans le champ du film, se faufilent entre le trafic de lettres et de pipes, entre la vie de Melle et la quête du Détective Hulaut. L'événement s'éloigne de son contexte premier, devient fiction. Parfois il aura été prémédité pour le film mais dans tous les cas ne gâche en rien l'authenticité de sa réalisation. être toujours en situation, être situ pour Anabelle Hulaut ?
Ce qui sauve le spectateur de ce dédale, c'est la légèreté constante du film. Ainsi l'échange des lettres participe du conceptuel et de l'immatériel, de l'affect, de la relation. Le vol de pipe marque l'absence, le vide, devient sujet d'une fiction façon Sherlock Holmes dont le support de jeu emprunte au Cluedo. Légèreté toujours avec les instants de poésie qui jalonnent le film, son montage, ne serait-ce que dans les cartels et pièces sonores qui invitent à imager les mots et les sons, " sollicitent l'oeil et l'oreille " .(5) Je vole, petite pièce sonore marque l'ambiguité continue du double jeu entre Anabelle Hulaut et ses personnages : " je vole " comme un souhait de s'abstraire, de surplomber ou bien " je vole " comme le détective à la recherche de la pipe volée qu'il vole à son tour dans une mallette pour la restituer à la statue de Mr Hulot. Ailleurs Anabelle Hulaut construit avec des petits rien. Elle fait d'une branche d'arbre aux tiges éparses une canne à pêche démontable et remontable à souhait, comme l'est aussi La cabane synonyme de déplacement et de liberté.(6)

Anabelle Hulaut ne se contente guère de la réalité, elle la cuisine avec des ingrédients qui échappent à toute logique. Elle navigue dans un espace fictionnel, parfois virtuel où se perd la réalité de l'oeuvre et de l'artiste, où le créateur et sa créature s'amalgament.

Anne Cartel, août 2007


[1]Emmanuelle Chérel, " Emmanuelle Chérel, Anabelle Hulaut, extraits de correspondances, 04.08.2002 ", catalogue d'exposition Anabelle Hulaut, Enjambement, Carquefou, Frac des Pays de la Loire, 2007, p. 5.
[2]Je fais ici allusion au refrain " Mademoiselle Hulaut " dans Le bus n'attendra pas, musique originale écrite par EHB, paroles de Pierre Giquel.
[3]Anne Sauvageot, Sophie Calle. L'art caméleon, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p. 71.
[4]Laura Laufer, Jacques Tati ou le temps des loisirs, Paris, les Editions de l'If, collection CINECRITIQUE, 2002, p. 28.
[5]J'emprunte cette idée à Laura Laufer, Jacques Tati ou le temps des loisirs, op. cit., p. 27.
[6]La cabane a été conçue et réalisée conjointement avec David Michael Clarke. En elle convergent leurs univers, celui des références à De Stijl, au constructivisme et à la fonctionnalité de l'oeuvre d'art rêvée par le Bauhaus propre à DMC, celui de l'objet nomade et libre tel un personnage, propre à Anabelle Hulaut ou Melle !