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Anabelle Hulaut

Didier Lamandé et Sandra Flouriot

Retranscription d’après une vidéo de la discussion entre Didier Lamandé et Sandra Flouriot,
le 27 Novembre 2008 à la galerie du Dourven



D.L : L’exposition se termine et Anabelle Hulaut nous a demandé de faire un travail un peu particulier, qui est de filmer notre présentation de l’oeuvre Villa Dourven au public.

S.F : Très bien, commençons ! Les familles et les promeneurs que j’accueille entrent progressivement en immersion. Je commence souvent par leur présenter des documents tels que le dossier d’Anabelle pour qu’ils aient des supports visuels, qu’ils identifient l’auteur, des signes, un univers. J’introduis ensuite le contexte du projet. Il me semble important que les visiteurs aient connaissance du protocole de travail qu’Anabelle a développé au Dourven. L’espace dans lequel ils vont pénétrer est bien souvent éloigné de leurs présupposés artistiques. Définir ainsi l’élaboration d’une exposition au regard de son contexte influe sur la réception de l’œuvre. J’essaie de mettre en place des outils qui permettent au visiteur d’échapper à la tentation de penser qu’il ne s’agit que d’une fantaisie de l’artiste. Il s’agit donc de définir l’origine du projet, sa relation à l’histoire du lieu et plus particulièrement à celle de la maison. Cet espace privé est devenu, au moment de l’acquisition par le Conseil Général des Côtes d’Armor en 1974, un espace public. Architecture modeste, la maison est parfois perçue par les promeneurs comme un espace privé, habité, alors qu’ils déambulent dans un espace public. En créant Villa Dourven, Anabelle s’appuie sur ce contexte et cultive les ambiguités.
Je m’appuie donc sur cette introduction pour ensuite présenter le plan de Villa Dourven. Cela me permets de prolonger la discussion, de mesurer si les visiteurs connaissent déjà les lieux. Leur expérience de la galerie est un facteur important dans la compréhension de l’œuvre. Si besoin, à partir du plan, je peux contextualiser l’aménagement de l’espace, sans pour autant dévoiler ce que chacun peut découvrir derrière la porte qu’il aura choisie ! Il ne reste plus qu’à introduire alors la question de l’identité d’Anabelle pour engager la fiction. Le fait qu’Hulaut soit un pseudonyme étroitement lié à son patronyme est important. En se créant une nouvelle identité, Anabelle s’est créé un personnage. Cette fiction, complètement intégrée à la vie de l’artiste, échappe parfois au public professionnel ! Anabelle Hulaut n’est pas toujours identifiée comme étant Anabelle Hubaut !

D.L : Effectivement c’est en 2000 qu’elle propose l’échange de Lettres avec d’autres artistes ou commissaires d’expositions dans une interaction appelée Prête-moi ton L et prends mon B dans la série je m'appelle Hulaut pour commencer . Elle officialise, en 2002, son changement de patronyme artistique dans le monde de l’art avec son Mariage de Lettres, événement réalisé sur la plage Saint Marc du Mer là où a été tourné les vacances de Monsieur Hulot en 1953. Elle devient ainsi Melle Hulaut. Il est difficile de l’appeler Anabelle Hubaut maintenant. Nous l’avons l’a connu d’abord par ce nom qui est à la fois son nom d’artiste et le nom d’un personnage qu’elle inscrit dans différentes fictions.

S.F : Tout à fait, l’échange de Lettres construit la fiction à partir d’Anabelle. Il est facile pour le public de percevoir, que le simple fait de changer une lettre de son nom lui permet de se créer une identité, de s’inventer une vie qui se conjugue avec l’art. Dans ma présentation, j’introduis l’exposition par le contexte pour arriver à la fiction, à la notion de détective, de crime dans l’art, alors que tu m’as dis ouvrir par la fiction …

D.L : Je me suis aperçu que de parler de crime dans l’art posait un problème d’appréhension de l’œuvre. Le travail d’Anabelle joue beaucoup, avec les notions de plagiat, de pastiche et de citation à travers ses collections multiples et ses citations criminelles. Il y a toutes ces dimensions, effectivement, mais le problème auquel j’ai été confronté assez rapidement, c’est que cette notion de crime amenait les gens tout de suite dans un truc un peu délirant, de crime...

S.F : En utilisant ce vocabulaire, le public active des références liée au jeu d’enquête … adopte une posture …

D.L : Moi, j’ai plutôt orienté finalement sur cette question du personnage. Cette possibilité pour l’artiste d’être double, voire triple. Dans la vidéo, les vacances de melle Hulaut, on la voit 2 fois, voire 3 fois – 3 personnages, elle apparaît à la fin du film autour de la table avec Emmanuelle Cherel et, elles parlent d’Anabelle Hulaut et pourtant c’est Anabelle Hubaut qui est à la table sur le rond point … on ne comprend plus très bien ce qui se passe. Et puis, l’idée c’est que ce personnage puisse être multiple, cela lui offre plein de possibilité, elle peut être inspecteur …elle peut être ...

S.F : Mademoiselle …

D.L : … Mademoiselle Hulaut, elle peut être artiste, voilà, il y aura peut-être d’autres possibilités à l’avenir. Quand on parle de détective, ce qui est intéressant dans cette notion c’est que le public peut tout de suite expérimenter sans être parti dans quelque chose d’extraordinaire mais porte son attention sur la recherche d’indices qui a avoir avec ce que j’appelle le vecteur indiciel. Le public se promenant dans les différents espaces est à la fois dans un espace familier, l’espace de la maison et un espace public. Le visiteur rencontre cette intimité qui n’est pas la sienne mais peut y intervenir…

D.L : Le plaisir du public est d’en savoir plus. Quand il a la possibilité de fouiller, il le fait, visiblement sans vergogne, il ne se gêne pas. Cette fouille va lui permettre, il l’espère, de trouver des réponses et des solutions à ses interrogations … Évidemment il ne retrouve pas les indices qui correspondent tout à fait à ces attentes. C’est toujours décalé, ce qu’il va trouver dans les tiroirs va l’éloigner du sujet et va agir comme des digressions.

S.F : C’est tout à fait cela ! Je suis curieuse de savoir comment tu abordes cet aspect avec les visiteurs.

D.L : Ils vont être à un moment donné dans des impasses. Enfin, par impasse, j’entends, des choses, des situations, des images, des objets, des espaces, des décors qui sont de véritables énigmes. Pourquoi ce motif de carreau noir et blanc au sol que l’on retrouve dans les images, dans les objets, dans les vêtements? Au fur et à mesure de leurs pérégrinations dans l’espace, ils avancent sans logique apparente. Ils inspectent les lieux de manière désordonnée au gré de leurs fantaisies. Peu à peu les informations se multipliant, ils vont voir des solutions apparaître, c’est le moment de formation des images…

S.F : … qui sont le support de tout cela …

D.L : Enfin, qui naissent de cela. L’idée est que l’image naît des fictions qu’ils construisent…

S.F : Ah oui, je vois ! Pour moi, il s’agit de l’image dans laquelle ils se trouvent. D’une image en trois dimensions, dans laquelle le spectateur pénètre en franchissant la porte de la galerie. D’une image qui peut être observée et analysée dans ses moindre recoin, sans contrainte.

D.L : Tu vois, ce que je veux dire … leur propre vécu met en marche la fiction, elle devient opérationnelle. A ce moment là,, ils sont dans l’art.

S.F : Oui je comprends très bien ... mais alors, comment présentes- tu tout cela ?

D.L : À leur entrée , je ne leur donnais pas d’explications sur ce qu’ils allaient rencontrer, Quand ils m’en parlaient, à la sortie de la villa Dourven c’est exactement ce que j’avais envisagé. Ils avaient collecté un certain nombre d’indices. Ils ont organisé certains rapprochements, la couverture au damier noir et blanc qui est un rideau dans la photo. La table à l’entrée, qui se trouve aussi sur une des images. Le vêtement au damier noir et blanc lui aussi suspendu dans le vestibule et que l’on retrouve dans l’image de la salle de jeu. Ils peuvent trouver l’histoire de cet imperméable dans le dossier, qui est à leur disposition sur une des tables du salon. Ils apprennent que ce vêtement a été trouvé ce vêtement en Angleterre. Enfin, voilà, il y a tout un procédé qui est de l’ordre de la construction d’un scénario. Ils se font tout un cinéma…

S.F : Nous sommes face à une mise en scène, relevant tout à la fois du décor cinématographique et du synopsis à la manière des livres dont vous êtes le héro. Tout est là pour générer la fiction. Une fois la porte franchie, le public construit sa visite seul. Anabelle nous a demandé de rester ici, dans cette première pièce. Nous sommes en quelque sorte attachés au bureau, on délègue complètement la découverte de Villa Dourven aux visiteurs. Pour ceux qui avaient besoin d’une relation plus classique à l’exposition, je les engageais à prendre les images comme point d’appui à leurs parcours. Car les photos présentées dans Villa Dourven, sont pour moi présentées comme dans un espace d’exposition. Elles constituent le support de tout le travail ici, pour justement inviter le spectateur à mettre en correspondance les objets qu’il trouve dans la villa avec les images. Les objets et les modèles présents dans les photos relèvent toujours de la mise en scène. Ils constituent des accessoires pour la fiction.

D.L : Oui, oui, mais on peut très bien imaginer que cela a été fait après.

S.F : Ah oui, effectivement ! Je n’avais pas élaboré ce scénario !

D.L : Ce qui m’intéressait de développer dans la villa Dourven était la question, où est l’art ? Est-ce que c’est dans les photos ? Est-ce qu’il est dans la vidéo ? Est-ce que c’est dans l’agencement ? Est-ce que c’est dans la collection de pipes ou des différents objets? Souvent dans un lieu d’art, les objets nous disent regardez-moi, c’est moi qu’il faut regarder - alors que là, rien n’indique ce que le visiteur doit regarder.

S.F : Oui c’est vrai, c’est un changement de posture pour le spectateur. Le visiteur se confronte à une lecture dynamique de l’œuvre, telle que la pratique les historiens de l’art. Sans le savoir, il développe une stratégie logique d’observation et d’analyse.

D.L : Si l’on rentre complètement dans la fiction, on peut dire, c’est la maison d‘Anabelle Hulaut, le plaisir du visiteur est dans la découverte des pièces les unes après les autres et de se transformer en enquêteur. Il est ce qu’est l’artiste, enfin ce qu’il semble être, une sorte de détective de l’art. Le visiteur adopte très vite cette posture de détective. À ce moment là, il a un regard de voyeur et il en a conscience, et perçoit ce que l’on pourrait appeler la conscience du regard.

S.F : Tout à fait ! Cette conscience du regard induit un niveau d’attention à l’espace, à l’œuvre, à sa propre posture face à l’oeuvre qui n’est pas habituel en situation d’exposition.

D.L : J’ai donc conscience que je visite peut-être quelque chose d’intime. J’ai cette conscience aussi de pouvoir relier les choses les unes avec les autres. Il y a ce plaisir qui monte et sans m’en rendre compte je deviens regardeur au sens Duchampien.

S.F : Il y a aussi un aspect particulier à cette œuvre et que nous n’avons pas évoqué : Anabelle Hulaut autorise le visiteur à prendre une place spécifique dans l’oeuvre.

D.L : ah oui.

S.F : Certes, le spectateur est autorisé à déambuler, à regarder, mais il est surtout autorisé à fouiller, à dépasser certaines limites qui sont culturellement induites par le lieu, qu’il s’agisse d’un espace privé ou d’un lieu d’exposition. Dès l’accueil du public, je formulais très clairement ce paramètre. Ils étaient autant autorisés à s’installer à table, qu’à ouvrir les tiroirs ...

D.L : Oui, oui, l’idée aussi, c’est qu’à un moment donné le visiteur pouvait se faire du thé ou du café dans la cuisine. Cela augmentait la puissance de la situation de l’intime quand d’autres visiteurs arrivaient, et voyaient les gens installés autour de la table dans la baie vitrée donnant sur la mer en train déguster leur thé ou leur café. Cela créait une sorte de quiproquo, même si tout le monde avait conscience c’était un lieu public, cela créait un moment de gêne, quelqu’un qui est assis autour d’une table ce n’est pas la même chose que quelqu’un qui est en train de regarder un tableau.

S.F : Cette invitation faite par Anabelle à s’installer, dans des espaces agréables et confortables, sans prétention, à offrir au public le fait d’être présent, a augmenté le temps de chacun passé ici. Dans les faits, le public a passé en moyenne beaucoup plus de temps dans cette exposition par ce qu’il pouvait s’impliquer, autant par ce jeu d’observation ou d’enquête qui lui était proposé que par le fait d’y vivre.

D.L : Bien sûr.

S.F : Plus le spectateur accorde du temps à l’oeuvre plus il y perçoit des signes, du sens.

D.L : Bien sur. C’est aussi cette question de la conscience du temps, de se détendre et de se laisser aller, d’avoir ce regard qui navigue un peu en dilettante, qui va peut-être remarquer des choses qu’on n’avait pas forcément remarquées s’il avait voulu le faire, de façon comment dire, enfin volontaire. Et il y a aussi cette question du don…

S.F : Après ce temps consacré dans la villa, le public repasse devant nous. Il y a un effet de retour. Les visiteurs m’interrogent sur des éléments plus précis, des discussions s’engagent. Le public donne alors de lui même, de ce qu’il a perçu, de ce qui l’interroge. Il renvoie une certaine satisfaction à la confiance qui lui a été faite par Anabelle ; à le laisser suffisamment autonome avec des indices pour aller plus loin dans l’espace et dans la compréhension de l’œuvre, selon sa propre subjectivité. La générosité de l’artiste est alors vécue par le public.

D.L : Ah oui - complètement - on le sentait au retour. Je voudrais revenir aussi sur l’histoire du personnage aussi parce qu’on en avait parlé et ça c’est important parce qu’il y a cette question qui est venu assez vite dans la question du public.

S.F : ah oui, le portrait ! Le public m’interroge souvent sur la question de l’autoportrait.

D.L : Oui. Effectivement c’est de là qu’est venu l’idée de révéler assez vite le fait qu’elle s’appelait Anabelle Hubaut et qu’Hulaut était un pseudonyme, un personnage. Un changement d’identité qui par un simple échange de lettre lui ouvre un champ fictionnel sans limites. Clin d’oeil d’une filiation qu’elle s’est choisie, tellement proche de la consonance du personnage de Jacques Tati personnage connu du grand public.

S.F : Oui, tout au moins connu par une génération.

D.L : Enfin, les 3/4 des gens, un petit peu moins les jeunes peut-être. La plupart des gens font bien la distinction entre M. Hulot et Jacques Tati. Si M. Hulot est un peu Jacques Tati c’est aussi un personnage inventé. L’artiste construit un personnage qu’il interprète. Ce procédé courant dans le cinéma et dans littérature, notamment lorsque l’auteur parle à la première personne du singulier, n’est pas si évident dans le champ de l’art. En art, la pratique qui s’en rapproche est celle de l’autoportrait. L’artiste se peint ou se met en scène dans des performances. L’autoportrait est toujours la construction d’une image de soi.
Le projet d’Anabelle de se mettre en fiction ne va donc pas de soit pour le public. Il peut donc se créer des confusions ou des malentendus et donner à penser que ce qu’il voit est la vie réelle de l’artiste. C’est pour cela que j’insistais sur le fait qu’Anabelle ne choisit pas n’importe quelle date pour devenir Mlle Hulaut. Cette transformation du patronyme est réalisée dans l’année du millenium, l'an 2000. Mlle Hulaut reprend à son compte, le nom de ce personnage de fiction Monsieur Hulot. C’est manière de faire très décalée de revendiquer sa place est presque à considérer comme une revendication féminine décomplexée, une manière de faire de l’engagement sans en en avoir l’air.

S.F : Enfin, disons que cela bouscule la représentation de l’artiste, de la femme...

D.L : Elle bouscule toutes ces images, mais pour moi elle pulvérise l’image de l’artiste, l’image de la femme, elle propose un modèle ou plutôt elle «démodèle» - elle invente d’autres modèles, je dirais des modèles de vie - c’est aussi ça quelque part qui pouvait éventuellement déranger.