[version française]

Anabelle Hulaut

Emmanuelle Cherel

Version intégrale du texte pour l'edition 40mcube [Saison 2001/2002]


Là-bas tout près (1),


Rennes, Mars 2002
La nuit est déjà tombée lorsque nous poussons la porte de la galerie. Je sais qu'Anabelle a passé du temps à poser une tapisserie rose. Elle m'a aussi parlé de l'installation dans les halls des cinémas Gaumont de l'affiche Détective Hulaut : celle de son prochain film Les vacances de Melle Hulaut, un projet qui l'occupe depuis deux ans déjà. Enfin, une partie de tennis devrait se jouer la semaine prochaine. Il est prévu que Jean-Philippe Lemée y participe, un clin d'oeil à sa pièce "Parties de tennis"(1990-91) et vraisemblablement un hommage au "numéro de tennis" des Vacances de M. Hulot de Jacques Tati (2)

D'abord un salon s'offre à nous. Une étagère, un bureau, une petite table, un caoutchouc, des livres, des dossiers. Un canapé rouge en sky nous fait signe de nous asseoir. Une pendule tourne à l'envers. Au fond, un voile rose annonce une autre pièce. Les objets foisonnent, d'un élément à l'autre, je m'y perds. Chemin faisant, je croise quelques cadres. Des photographies extraites de Pièce pour cartel P : une chambre aux angles arrondis. Plus loin, un cliché de la dernière action Sport surface (N°12)- Arrêt sur image, on y voit Anabelle ramant dans un bassin de rééducation.

Difficile de faire l'inventaire de cette Room Sherlock-Hulaut.

Près du bureau, une cape, un caddie et différents chapeaux laissent à croire que leur propriétaire, le fameux détective, n'est pas loin. (Les objets posés sur la table (bouquet de fleurs vraies et fausses), petite lampe, loupe de table) consolident cette impression.) Epinglés au mur, des documents (plan de Rennes, extraits d'un journal " Un bus raté ") invitent à penser qu'il s'est absenté (peut être pour poursuivre son enquête ?). (Plus loin, à gauche, une image de l'affiche du futur film : le profil du détective fumant la pipe se dessine sur un fond bleu pâle (Anabelle, un chapeau mou enfoncé sur la tête, le visage dissimulé, habillée à l'image du détective de Conan Doyle et du personnage de Jacques Tatischeff). Deux papillons dessinés volettent doucement. Le titre en lettres roses accentue l'effet guimauve, poétique et enfantin.) Mon plaisir équivoque de profaner l'espace intime d'un inconnu se mêle à l'idée qu'il ne s'agit pas de la reconstitution d'un lieu privé mais de la matérialisation d'un monde fictif, un univers qui semble pourtant si proche du monde dit réel. Je rentre dans la fiction pour tenter de voir tout en rose.

Au mur, une série de photographies montre ce détective en plein travail. Vêtu de sa cape et de son chapeau, il s'affaire sur une plage et fouille le sable. Il y trouve une pipe qu'il restitue à la statue en bronze de Hulot édifiée à Saint-Marc-sur-mer, là où Jacques Tati a tourné Les vacances de son héros. La pipe de la statue a effectivement disparu, vraisemblablement dérobée par un collectionneur ou un vandale. Autrement dit on lui a cassé sa pipe. Je pense à cette petite station balnéaire : Saint-Marc et son hôtel sont devenus les " lieux de mémoire " d'un récit qui marque notre imaginaire et celui du cinéma. Anabelle profite du vol de la pipe de la sculpture pour créer une nouvelle histoire. L'"enquête" (sur la disparition non pas de cet objet mais de sa représentation) lui donne l'occasion d'incarner un personnage de fiction. Néanmoins Hulot se transforme par une orthographe différente. Finalement quels sont les liens de parenté de Hulot et Huleau? J'ai toujours pensé qu'il est difficile de cerner les caractéristiques du personnage de Tati. Comique, gauche à la silhouette éloquente et absurdement étirée, il est un assemblage de signes mystérieux, une bizarrerie, une posture.

Derrière le vif désir d'excuser sa présence et de faire plaisir, son caractère semble impénétrable. Hulot est une représentation abstraite, une émotion, une présence immatérielle. Je finis par me demander si Hulaut n'est pas également une manière de nommer une idée

Un coup d'oeil sur les étagères : quelques polars, des Sherlock Holmes, les films de Tati en cassettes VHS, une édition, divers objets de bricolage, des albums de photos montrant l'Histoire du p. Je pioche un gros dossier. Sous des pochettes plastifiées sont rangés les contrats de Prête moi ton l et prend mon b. Le souvenir de la perte de la dernière lettre de mon nom me parcourt la tête. Celui de la naissance de Melle Hulaut me réjouit. L'événement a suscité à la fois un changement de sexe du personnage de Tati et une métamorphose d'Anabelle qui en adoptant un nouveau nom propre a modifié son histoire et sa famille. Etrangement cette " fille " de Hulot part en vacances, se marie... L'autofiction et la performance pénètrent le monde " réel " : elles exigent des rencontres. Elles ont notamment proposé aux personnes qui ont prêté une particule de leur patronyme de réfléchir et de rêver à ce signe qui constitue leur identité... L'entrelacs des histoires et des personnages (3) un peu lunaires perdus dans le monde réel semble indiquer la transformation incessante d'une chose en une autre.

(De l'autre côté, un plateau tea time, du sucre, du thé trônent près de différentes pipes. Certains exemplaires pourraient faire blémir les collectionneurs. Plus énigmatique : le modèle de la pipe provisoire (en pâte jaune fluo) déposé le 10 mai 2001 sur la statue de Hulot repose sous une vitrine. Pas très loin est exposé le modèle réduit en spagettis de l'Amilcar. Plus haut encore, les lunettes de repos de J'ai rien vu mais j'ai tout entendu, et les drapeaux de l'Action sport surface N° 10 - Karting Caddie's travelling. Je zappe le reste du décor, il faudra que j'y revienne.)

Décidément le canapé fait des appels. Les coussins sont glissants, je m'allonge doucement. Devant, la télévision du détective est restée allumée. Elle diffuse en boucle une vidéo (la bande annonce du futur film). Anabelle (et ses différents personnages) s'active. Course poursuite, travelling, rebondissements successifs. Cette folle course est-elle celle du voleur de pipe ? Mystère. Nous sommes entraînés dans son rythme infernal et de situation en situation, d'association en association, nous glissons dans l'enquête. Mais de quelle quête s'agit-il ? Bien entendu, nous restons sur notre faim, il est vrai que souvent les choses nous échappent. Le titre "Ceci n'est pas un film" nous rappelle que n'est pas du cinéma...

Histoire de reprendre mon souffle, je soulève le voile rose et franchis la porte de la deuxième salle. L'espace d'exposition y est respecté. Les murs sont blancs. Des objets (une caisse en bois, des tongs à roulettes, une paire de lunettes floues)sont accompagnés de six photographies. Elles documentent trois actions Sport-surface : Canne à pêche, Anabelle pêche dans un étang avec un instrument insolite composé d'une branche d'arbre dont les cinq extrémités sont dotées d'un hameçon (je note que le thème du pêcheur à la ligne a été traité par Tati), En cours, Anabelle marche avec des lunettes qui rendent floue la vision et Tongs à roulettes, Anabelle roule avec ces atours inconfortables et précaires. Trois objets improbables, inutiles, inefficaces qui ont suscité de faux défis sportifs, des gestes incongrus et des efforts insolites. Au delà de l'humour des situations qui réveille mon imagination, il est impossible de ne pas noter la douce ironie qu'elles posent sur les recherches de Support Surface. Loin d'adopter leur méfiance vis à vis de la représentation, Anabelle Hubaut se joue de l'illusion longuement entretenue d'un regard distancié sur le réel. En sollicitant l'invention, elle pénètre la complexité des processus qui génèrent l'élaboration d'une vision du monde.

L'ensemble des travaux entretient la confusion des limites : faux vrai ou vrai faux ? Cela a-t-il une véritable importance ? De représentations en représentations que se passe-t-il ? Quelles sont les épaisseurs de notre image du monde ? En tous cas pour Anabelle Hubaut ou Hulaut tout phénomène peut potentiellement conduire à une histoire, à des rencontres. En se multipliant et en se dédoublant elle invite à l'aventure. Elle intensifie le monde par de légères exagérations qui du fait de leur dimension in situ restent à la limite du plausible.

Là-bas tout près qu' y a-t-il ? Je sors de la galerie en décidant de mener mon enquête...



Emmanuelle Cherel, 2002



(1)expression québécoise qui est aussi le titre d'un livre de Robert Racine
(2)Le sport et les loisirs ont suscité un intérêt particulier chez Tati voir son spectacle de musique hall Impressions sportives dès 1931, qui fut à la fois une éloge de cette activité qui se développait à cette époque et sa critique.
(3) Il faudra attendre le développement de son travail pour comprendre comment Anabelle définit leurs caractéristiques.