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Anabelle Hulaut

Entretien [par e-mail] avec Patrick Tarrès

Publié dans le catalogue "+ si Affinités", FIAC, 2004


Patrick Tarres : Les artistes ont l'habitude d'intervenir dans l'espace public. à FIAC le contexte proposé se situe dans la sphère privée et habitée d'une famille avec laquelle tu vas partager un projet. Quelles sont les caractéristiques de cette proposition qui ont retenu ton attention?

Anabelle Hulaut : Ce qui m'a vraiment plu dans cette proposition c'est ce contexte général, à la fois privé -voire familial- et public -parce que l'espace privé se transforme en espace public lors du fameux week-end FIAC-. Pour chacun, une rencontre allait forcément avoir lieu, pas seulement avec la famille d'accueil et le village, mais aussi avec les autres artistes ; et de là allait naître un projet. Souvent ce qui m'intéresse d'ailleurs dans ce type de projets, résidences et invitations, est ce qui nous amène dans des endroits que l'on ne connaît pas et que l'on n'aurait certainement pas choisi. C'est justement cet écart là entre ce que l'on a prévu et ce qui se passe réellement qui devient intéressant.

Je ne pense pas que la manière avec laquelle j'ai abordé le contexte précis de FIAC soit si différent de celle avec laquelle je lance un projet dans l'espace public. Tous les espaces qu'ils soient privés ou publics appartiennent à quelqu'un et ce qui m'intéresse ce sont les ponts que l'on construit à travers l'art

PT :Tu as choisi des images pour illustrer quelques points de vue sur ta pièce, pourrais tu la décrire succinctement afin de compléter sa représentation dans ce catalogue ?

AH :En fait j'ai fait deux pièces, il y a " Sans titre [le canevas] " et le "Vin de cerises " dont je parlerai plus tard.

La pièce " Sans titre [le canevas]" que j'ai réalisée chez Maryse Delord se compose de plusieurs éléments :
Tout d'abord, il y a le grand " canevas ", élément appartenant à la famille. J'ai découvert cette tapisserie [scène extérieure champêtre où se mêlent différents symboles de l'amour et du bonheur] dans la salle à manger lors de mon premier séjour. J'ai alors substitué le mot canevas à la tapisserie, retour à l'idée d'ébauche, de travail en cours. J'insiste sur cet élément qui est vraiment à l'origine de la pièce et qui va servir de modèle mais qui ne sera présent qu'une fois dans la pièce [lors de la manifestation]. Le canevas va disparaître dès que la pièce sera montrée ailleurs que dans le contexte où elle a été créée.

J'ai cherché [et je continue à chercher] l'origine de cette tapisserie, enfin disons de quelle peinture elle pouvait provenir. La seule réponse que je peux donner aujourd'hui est qu'elle est une reproduction hybride et kitsch des fêtes galantes dans les peintures d'Antoine Watteau. 'Le canevas' est composé de deux parties distinctes, représentant deux scènes qui pourraient être à l'origine de deux tableaux - pour exemple: un arrangement à droite de " Les bergers " ou encore un arrangement de " La perspective [fête dans le parc de Pierre Crozat] " et à gauche un arrangement de " Le séducteur ".

J'ai demandé à Maryse et à sa famille de m'aider et de participer à la réalisation d'une photographie, reproduction [voire interprétation décalée] à échelle 1 du canevas. Petit à petit j'ai établi la liste des personnes, des animaux et des objets qui devaient intervenir dans la photographie. Pour trouver les animaux c'est Maryse qui s'en est occupé, il a fallu trouver : 3 moutons, 1 cheval et 1 chèvre. Maryse a contacté ses amis Philippe et Françoise qui eux-mêmes ont contacté Paco pour nous prêter quelques moutons 'dociles'. Maryse et Jany ont contacté leur amie Jacqueline, pour qu'elle demande à Alix de prêter un de ses chevaux. Pour la petite histoire 'inséparable', c'est en fait deux chevaux qui sont venus, Jamal et E.T, car ce n'était pas possible d'en amener qu'un. Quant à la chèvre, j'ai utilisé une peau de chèvre que j'ai trouvée au mur dans la maison et que nous avons disposée sur un tréteau.

Pour les objets, j'ai rassemblé les différents objets que j'avais observés dans la maison et qui faisaient écho à la tapisserie [par ex : la fontaine du 'canevas' est devenu l'alambic en cuivre, la flûte est devenue la pompe à vélo de Christophe ...] J'ai composé l'image et tous, nous avons pris place dans la composition : à gauche sous l'arbre, Véronique et son copain Nicolas, puis au centre, Maryse et un ami, Jean-Jacques, puis derrière Christophe et à droite au premier plan Antonin le fils de Michel et Sylvie, et à droite au 2d plan, moi-même portant le 'canevas'.

Pour la photographie, j'ai travaillé avec un photographe, Pascal Bréchet. La photographie a été faite avec un appareil numérique, pour que les pixels puissent apparaître à échelle 1 sur le tirage -et faire écho à la trame du "canevas"-.

L'autre aspect important est la vidéo. La réalisation de la photographie a donné lieu à un micro événement dans le jardin de la maison de Maryse, le dimanche 20 juin. La vidéo est en quelque sorte une documentation de l'événement. Cet élément est important car il restitue la photographie comme instant photographique.

Ce qui reste surprenant pour moi ici et intéressant, c'est qu'avec le passage du canevas à la photographie, les deux scènes sont reliées par un 'clair-obscur', [percée entre les arbres], et qui nous plonge directement dans l'histoire de la peinture. " Sans titre [le canevas]" est une image complexe, à la fois parce qu'elle relate de la complexité des relations au sein d'une famille et parce qu'elle met en scène une situation familiale ordinaire dans ce qu'elle a de spécifique, qui est alors rendue extra-ordinaire. Mais cette image est aussi celle de cette rencontre à la fois de l'artiste avec la famille [dans ce contexte très particulier de Fiac], et la participation de la famille au processus de création. Je pourrais tout aussi bien dire : l'image est aussi l'image de l'étranger au sein d'une famille et qui ne fait partie de la famille que dans l'instant photographique.

PT: Maryse Delord et plusieurs membres de sa famille apparaissent à différents stades de ta pièce. Qu'en est il de la dimension relationnelle de cette résidence et quel est la part d'influence de ce contexte sur la pièce que tu as réalisé à Fiac ?

AH: J'ai été accueilli chez Maryse, dans cette grande maison où elle vit avec sa fille Véronique, étudiante à l'IUFM. Aussi étaient souvent présent Christophe, le fils aîné de Maryse, qui habite et travaille à Toulouse, et Nicolas, le copain de Véronique, qui passait de temps en temps à Fiac.

Et puis, dans ce grand jardin il y a une autre petite maison dans laquelle vit Jany, la maman de Maryse. Ainsi, je ne pouvais plus prendre simplement en compte l'unique rencontre avec Maryse, mais vraiment cette petite famille, qui se réunissait par moments.

Ma première rencontre avec Maryse et sa famille, c'était le week end de Pâques. Je suis arrivée le samedi, et Maryse est venue me chercher à Albi. Elle m'a fait une petite visite des lieux, et m'a présenté quelques personnes du village. J'ai posé pas mal de questions, j'avoue que c'est assez étrange d'être parachuté dans une famille que l'on ne connaît pas du tout et avec laquelle - ou chez laquelle - on va faire un projet. Au début, on ne sait pas bien ce qu'on y fait, et ce qu'on va y faire. Il y a cette attente en face, d'entendre la proposition du projet et qui ne vient pas forcément dans le même temps. C'est essentiel pour moi ce premier temps pour pouvoir repartir avec des idées et laisser mûrir les choses.

Evidemment, j'ai montré mon travail antérieur à Maryse, et sachant l'activité de Véronique, j'ai parlé d'un projet que j'ai fait à l'IUFM des Pays de la Loire, où j'ai monté un salon de coiffure avec Olivier Briand, ami et coiffeur. Toute de suite Maryse, m'a dit qu'elle connaissait un Olivier Briand demeurant dans la région nantaise et qu'il avait fait un échange avec son autre fils Pascal quand il avait 9 ans. C'était incroyable!

Elle m'a montré une photo de l'échange qui s'est passé en 1987, mais c'était impossible pour moi d'identifier mon Olivier positivement ou non, tellement les gens changent. Elle s'en souvenait bien de ce petit garçon car il passait son temps dans le cerisier du jardin à manger des cerises. C'était vraiment drôle ces coïncidences et pour moi, qui souvent recherche et construits des histoires, c'était presque évident que j'avais quelque chose à suivre de ce côté. J'ai continué à poser des questions et à observer.

J'ai mangé à plusieurs reprises durant le week-end devant ce 'grand canevas' qui m'obsédait de plus en plus, jusqu'à en rêver la nuit. Puis je suis repartie, en prenant des notes, croquant le canevas et quelques objets que j'avais remarqués dans la maison comme en écho au canevas. Maryse m'a donné également une photo d'Olivier Briand afin que j'éclaircisse le mystère.

A mon retour à Nantes, j'ai laissé macérer les différentes idées pour ne pas me précipiter trop vite. Puis quelques jours plus tard, j'ai à nouveau rêvé du canevas. Cette fois-ci, je ne pouvais plus l'écarter. Tout y était, la famille, les objets, et le paysage qui se révèlera proche de l'original. J'ai commencé donc à entamer un dialogue, une approche et à construire le projet de la photo avec Maryse par E-Mail. Petit à petit Maryse a elle aussi demandé à ses amis de participer et prendre part à l'événement photographique.

Parallèlement, j'ai poursuivi cette histoire avec Olivier. J'ai parlé à mon ami du cerisier qu'il n'avait alors pas connu mais il se souvenait d'un cerisier chez sa meilleure amie d'enfance. Petit à petit j'ai compris que le cerisier était finalement très important et qu'il générait des rencontres et des souvenirs, qu'il était en quelque sorte comme la madeleine de Proust.

Très vite l'idée de faire un vin s'est imposée. Au départ je ne pensais pas que je pourrais y participer, car il me semblait que fin juin était trop tard pour les cerises, mais quand je suis arrivée, finalement les cerisiers étaient bien rouges. Jany, la mère de Maryse, a été très importante pour ce projet, car c'était un peu son domaine, ce jardin, la cueillette… et c'est ensemble que nous avons fait le " Vin de cerises ". Jany a fait la cueillette des cerises, pendant ce temps Maryse et moi avons été chercher le vin et l'eau de vie. Puis, Jany et moi, nous les avons triées et avons commencé à les faire cuire dans des grandes marmites à confiture. En fin de cuisson, Jany a confectionné des petits sacs en tissus pour filtrer le jus. A ce jus, nous y avons ajouté l'eau de vie et l'avons laissé macérer une bonne semaine avant d'y ajouter le vin,. La mise en bouteille s'est faite avec Maryse deux jours avant l'ouverture au public. Les bouteilles ont alors été mises au frais et dans l'attente du public.

Ce qui m'a intéressée dans cette pièce " Vin de cerises " c'est vraiment cette notion d'apéritif [qui ouvre et stimule l'appétit]. L'apéritif, le " Vin de cerises " devient prétexte à des moments privilégiés de rencontres, de discussions, de dialogues pouvant générer aussi d'autres histoires.

PT: Durant trois jours tu as participé à la médiation de ton travail auprès du public.
Peut-on parler d'une situation atypique pour un artiste ?

AH: Oui et non.

Pendant ces trois jours, on a vraiment des moments privilégiés avec le public, et ce qui est incroyable, c'est la quantité de personnes qui défilent chaque jour pour nous rencontrer et voir ce que nous avons fait. Mais, je dirais aussi qu'il y a l'envers de la médaille dans tout ce défilement, c'est qu'il est difficile d'avoir aussi dans le même temps le rapport privilégié qu'une personne peut avoir seule face à une œuvre et qu'il ne faut pas oublier que les gens doivent se poser les questions eux-mêmes, regarder et que l'on ne peut pas tout dire.

Mais globalement, ce qui est vraiment génial, c'est qu'au fur et à mesure du week end au sein de la famille, il y a eu comme apprivoisement de " Sans titre [le canevas]" et aussi bien évidemment du " Vin de cerises ", servi aux visiteurs. Et de l'apprivoisement on est passé à l'appropriation, ce qui est fantastique ! C'est à dire que chaque membre de la famille pouvait vraiment parler des pièces réalisées. Et disons qu' à la fin du week end, il n'était plus vraiment question de décrocher la photographie du mur.