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Anabelle Hulaut

Anne Cartel

Texte paru dans le catalogue de l'exposition :
" Un train peut en cacher un autre
Points de vues, diversion et convoitise "
Musée d'Art et d'Histoire, Musée du Textile et Ecole d'Arts Plastiques de la Ville de Cholet (Avril/juin 2008).


Histoires de voir...


" Points de vue, diversion, convoitise... Un train peut en cacher un autre ". D'entrée de jeu, titre et sous-titre ne ménagent pas le sens et les sens et posent l'ambivalence de l'exposition.
Au Musée d'art et d'Histoire de Cholet Anabelle Hulaut continue le projet Double jeu, enquête à laquelle se livra en 2005 le détective Hulaut à la Villa Arson, à la recherche du mobile de l'oeuvre. à la fois école d'art, centre d'art, résidence pour artistes, Anabelle Hulaut imagina cette villa comme le lieu d'un délit - l'oeuvre - et d'un jeu de piste avec les protagonistes de l'art, ceux qui contribuent à le faire vivre d'une manière ou d'une autre. " Je me suis interrogée sur les crimes possibles dans l'art : le vol, le plagiat, la destruction, l'appropriation, la copie. J'ai commencé à établir certains liens entre les pièces de cet énorme puzzle, et d'une certaine manière, le jeu se poursuit... "(1)
Bien qu'à la considérer comme une suite à l'exposition Enjambement(2) dans laquelle fut présenté Double jeu, l'exposition ici ne s'envisage pas comme l'aboutissement d'un projet mais davantage comme un point d'ancrage aux oeuvres. Anabelle Hulaut y présente un ensemble d'oeuvres - photographies, objets, sculpture - dont l'écart d'échelle avec l'espace requiert immédiatement du spectateur un regard minutieux. Il en est d'ailleurs averti par la présence d'une loupe.
Si certains rouages caractérisant le processus d'action d'Anabelle Hulaut n'échappent pas à cette exposition, j'entends par là le hasard, l'aléa, la rencontre, le souci de l'altérité, il n'en demeure pas moins que les oeuvres ouvrent une nouvelle voie, celle de la mise à distance, du recul de l'artiste, une confrontation plus directe à son propre personnage, l'artiste Hulaut. Le personnage y est le plus souvent seul, représenté, ou présent par son absence. En tous les cas, il n'est plus au coeur d'une rencontre orchestrée par l'artiste dont elle gardait régulièrement trace par l'image photographique ou vidéographique. Il s'agit ici davantage de construction par le passage de la déconstruction, de la naissance d'un sujet, d'une identification. Un besoin de se muer, de se poser, de s'exposer. L'iconographie se resserre là où elle était protéiforme, se fixe là où elle était en d'autres temps instable à l'image de son film aux allures cubistes, Les Vacances de Melle Hulaut (3). Souvenons nous en effet de Melle Hulaut, son caddie, son P, ses tenues aux couleurs vives, son bob, la danse des lettres L et B, et puis les formes rondes, celles de la toile cirée, du cahier, du manteau... histoire de tourner en rond ! La valse des gens, des amis, des rencontres (le concours de canne à pêche, la partie de tennis, la pêche aux moules, le bal masqué, le mariage de lettres...). Que de monde ! Un jeu de cache-cache insoluble pour y retrouver une artiste aux multiples facettes. Mais ce qui paraît aujourd'hui un dévoilement et la résolution d'une énigme n'est là que pour mieux nous tromper et nous conduire à une réflexion sur la représentation de l'artiste et la notion même de l'art. En position d'artiste détective, Anabelle Hulaut revisite l'histoire de l'art, essentiellement celle de la peinture, pour vérifier son propre processus de création dont l'essence même est la quête de l'oeuvre, de l'auteur. L'oeuvre, sa vérification dans le temps, son aura, sa capacité à impliquer la reproduction, la notoriété, le mystère, la copie, la convoitise. Quel statut pour celui qui copie en se positionnant à hauteur de l'original ? Comment se situer au regard de l'immensité de l'art ? Comment renaître et continuer en tant qu'artiste ? Anabelle Hulaut joue ici non seulement de la vision que l'on a de l'art, de l'acte de regarder une oeuvre, de ses formes déterminées reconnaissables entre toutes - le paysage, l'autoportrait, la scène d'intérieur, l'allégorie - tout en interrogeant l'identité de l'artiste et l'univers de sa fabrique.
L'exposition a pour point de départ une nouvelle parure, un manteau au motif du damier noir et blanc trouvé durant l'été 2007 en Angleterre. Un motif qui tourne à l'anecdote dans Londres, un parcours qui se meut en véritable sujet, comme le fut le troc des lettres L et B ou encore la déambulation du P, le caddie, la parure du détective. Anabelle Hulaut entre dans sa période " damier ", ou mieux encore sa période " Ska ", l'époque en moins ! à nouvelle parure, nouveau personnage ? Un personnage qu'elle ne nomme pas peut-être parce que cette fois-ci il implique l'artiste. Mais le motif ne suffit pas à l'artiste détective (en)quête d'art, il lui faut mûrir, se développer. Quoi de mieux qu'une masse informe comme métaphore de la métamorphose ! La série photographique Les Tas traduit l'informe du passage, celui d'un personnage à un autre, en cours, en devenir. Le " tas ", mot ingrat, lourd, un P plutôt qu'un L, mais pour l'heure une gestation dans laquelle malaxent des formes qui vont se structurer. Après tout le tas est lui-même construit, la plupart du temps du fait de l'homme qu'il s'agisse de détritus, de terre, de feuilles, de papier, de livres. L'informe et la forme dialoguent dans une alternance, maître mot induit par le va-et-vient entre le noir et le blanc du damier.
L'artiste prend le temps d'y renaître, dans un jeu de cache-cache, de présence-absence (Sans titre (les feuilles)), dans un geste de survie ou révolutionnaire (Sans tire (le mouchoir)), pour enfin apparaître au sommet d'un amas de terre brandissant cette fois-ci un cerf-volant, comme une envolée. Le personnage à damier éclot plein de légèreté face à ce tas. Ce dernier prend des allures d'une montagne à gravir à l'image de la montagne Sainte-Victoire, sujet récurrent de Cézanne, devenu monument de la peinture auquel l'Artiste cherche depuis à se confronter(4). La chasse au motif noir et blanc partout et en tout lieu débute : la loupe, le rideau, la cravate, les chaussettes, le revêtement pour sol, les gants,... Autant de témoins de la présence de l'artiste, de son sujet. Enfin le témoin principal de l'affaire : le Portrait témoin (2007), celui que l'on dessine en vue d'une arrestation. Sujet recherché, interpellé par hasard à Lille. Anabelle Hulaut fait de ce personnage formaté par le motif une singularité, une pièce de son jeu, celle d'une partie d'échec qui peut commencer. En guise de top départ, le drapeau noir et blanc s'abat !

Une mise au point des points de vues.

Au titre d'emblée burlesque, une histoire à quatre personnages comme un écho au film non moins pictural de Peter Greenaway, Le cuisinier, le voleur, la femme et son amant, la photographie Le détective, le voleur, l'artiste et le modèle (2008) d'Anabelle Hulaut campe une scène qui n'est autre que la reprise de L'art de la peinture de Jan Vermeer, peintre aussi mystérieux que célèbre. Si le motif du damier y prolifère à en devenir le sujet, il faut néanmoins aller au-delà de cette évidence et s'interroger sur la manière dont Anabelle Hulaut entre dans cette " structure Vermeer ", joue avec, plutôt que d'en reproduire une pâle imitation. Ne perdons pas de vue que le choix de ce nouveau motif noir et blanc, malgré la rigueur formelle qu'il impose, n'en demeure pas moins le lieu de l'alternance, de l'incertitude, mais aussi celui de dispositifs visuels. En cela Anabelle Hulaut réclame l'attention du spectateur et cherche à le responsabiliser par le regard, comme l'y incite également la peinture du maître de Delft. Le recours à ce tableau de Vermeer, L'art de la peinture, peint entre 1666 et 1673, n'est pas anodin, et, pour autant, le motif du damier, que l'on retrouve au sol dans d'autres tableaux du peintre, ne saurait être la seule explication à cette appropriation. Le titre évocateur d'Anabelle Hulaut induit le champ de l'art, de ses convoitises. Le tableau de Vermeer, destiné à l'espace privé du peintre, relève de l'allégorie, de la manière dont ce dernier envisageait la peinture, dans son histoire, sa pratique (5). En empruntant le vocabulaire de Vermeer, sa composition, Anabelle Hulaut dévoile son mode de pensée sans cesse en mouvement. Elle y éprouve le processus Hulaut, celui de l'oeuvre et de sa production dans le même espace-temps, ou pour reprendre André Chastel " le scénario de sa production ", l'idée du tableau dans le tableau, thème par ailleurs récurrent dans la peinture hollandaise du XVIIème siècle. Les prémices à ce scénario trouvent leur origine dans Sans titre (le canevas), oeuvre photographique produite en 2004 lors d'une résidence d'artiste à Fiac avec sa famille d'accueil. Cette image, qui prendra place lors de l'exposition au Musée du textile de Cholet, reconstitue la reproduction vraisemblable d'une tapisserie à la manière de Watteau. Il s'agissait alors d'entrer dans le tableau, d'en explorer les effets, la perception délicate et édulcorée d'une image que ses propriétaires n'avaient pas " vue ". Un préambule à ses futures histoires de peintures, puisque Watteau, à l'instar de Vermeer, est de ces artistes dont les tableaux, notamment les scènes de fêtes galantes, furent repris et demeurent dans la mémoire collective sans que l'on sache d'où ils proviennent. Dans cette image fabriquée à partir d'une autre image et prenant à partie ses propriétaires, Anabelle Hulaut met en exergue sa méthode : le regard, la vision, l'observation, voir au-delà des apparences. On rejoint ici la position du détective, celle d'enquêter à partir d'anecdotes, de petites histoires de familles pour ensuite les placer sous un nouveau jour, les mettre à la lumière, faire un zoom. Tout cela participe de l'oeuvre d'Anabelle Hulaut. Pour chaque anecdote, trouver et voir un écart. Cette fois-ci, installer le spectateur en situation de voir, d'être vu et ce par les rouages de l'art, des genres qu'il développe depuis des siècles.

Que conserve l'artiste Hulaut du tableau de Vermeer ? Tout d'abord le motif du damier au sol qui contamine l'ensemble des personnages, ainsi que la nappe et le rideau, le manche de la loupe... S'y ajoutent une table, une chaise et un tabouret, comme autant d'obstacle à la lecture de l'image propre au système Vermeer. Seuls deux personnages semblent probants par rapport au tableau d'origine, celui près de la fenêtre en lieu et place de la muse Clio, et celui vu de dos que l'on rapprochera du peintre dans L'art de la peinture. La lettre P inscrite sur la table, indice topographique du parking contemporain, ferait éventuellement appel à la cartographie chez Vermeer. D'autres détails suggèrent la structure Vermeer. En premier lieu, la lumière qui accentue le contraste entre le noir et blanc des vêtements. Ensuite, le reflet discret de la fenêtre dans la loupe, clin d'oeil à la peinture comme fenêtre ouverte sur le monde, mais aussi au jeu constant chez Vermeer d'introduire l'extérieur dans ses scènes d'intérieur, intrusion délicate dans un espace privé. En poussant un peu plus loin, la boule suspendue en guise de lustre au-dessus du photographe s'apparente à celle présente dans L'allégorie de la foi du même Vermeer. Quant au bras plié dont la main tient la loupe, après avoir suggéré à l'artiste Hulaut que j'y voyais celui de la Femme à la balance, elle m'indiqua une autre référence de l'histoire de la peinture, le portrait des époux Arnolfini par Jan van Eyck (6). Outre les personnages, leur place dans la composition et les éléments comme autant des signes renvoyant à L'art de la peinture, que nous donne à voir cette photographie ? à y regarder de près justement, à observer chaque personnage dans sa posture, s'opère devant nos yeux, une démultiplication des points de vue, autrement dit le procès en cours d'images dans l'image. Plusieurs temporalités cohabitent : celle du modèle, du voleur, du détective, de l'artiste sans que l'on soit en mesure cependant de les identifier. Chaque personnage est isolé dans son action, ne croise en aucun cas le regard de l'autre. Malgré l'image fixe de cette scène et la posture des personnages, le champ de vision de ces derniers insuffle un mouvement lié aux différents points de vue. Celui du photographe, détective ou voleur d'image à travers son objectif dirigé vers la loupe ou le modèle ; celui de l'homme dont le regard fixe l'extérieur, celui enfin du personnage caché cadrant une image dans la loupe, qui elle-même se reflète sur le mur du placard. Le mouvement est accentué par la position photographe, un pied en appui vers l'avant, le dos incurvé et le coude plié, détail le reliant aux coudes pliés des deux autres personnages. Cette photographie ne raconte rien d'autre qu'un système de production d'images dans l'image photographiée, une mise en abyme de points de vue et surtout la manière de procéder de l'artiste Hulaut qui agit par strate de lectures et plus encore d'images dans une image qui est à l'image de la structure de Vermeer.
La présence de la loupe, en tant qu'objet, dans l'exposition n'est pas fortuite. Elle indique que l'évidence n'indique pas le sens, et Anabelle Hulaut prend un malin plaisir à jouer autant avec les sens qu'avec nos sens. En activant celui du regard, l'artiste intègre le spectateur dans la scène, depuis l'extérieur, à la place de l'opérateur qui assure la prise de vue. En cela elle le pose en situation d'intrus, de voyeur, l'inclus dans le processus de l'oeuvre en tant que celle-ci se fait le procès de l'image dans l'image par le relais des points de vue. Un oeil qui observe par le trou d'une serrure tel Le verrou de Fragonard ou étant donnés de Marcel Duchamp (7), dont la reconstitution par Richard Baquié en 1991, met à jour un sol en damier comme champ de la perspective ! Le visiteur assiste à une scène d'intérieur qui lui échappe, entre des personnages dont le point commun est le point de vue qu'ils orchestrent dans un mouvement pratiquement de rotation. Observer, jouer, poser... mais encore !
Hubert Damisch posant la question du voyeur dans l'oeuvre de Michael Snow part de sa définition énoncée dans le Littré le désignant " chez Saint-Simon comme celui qui ne faisait que regarder, assister à un spectacle sans y prendre part, par simple curiosité. Si le travail de Snow a quelque chose de commun avec la pratique d'un Marcel Duchamp, c'est dans la mesure où il va à l'encontre de la pente ordinaire qui est celle de l'art à réduire les " voyeurs " à la condition de simples spectateurs pour les inviter, voire les astreindre à y regarder à deux fois avant de découvrir de quoi il retourne. "(8)
On pourrait rapprocher cette étude du regard développée ici par Anabelle Hulaut - mais aussi à l'oeuvre dans Autoportrait à plat (2007) - de à regarder, d'un oeil, de près, pendant une heure de Marcel Duchamp (1920)(9) . Structure optique, phénomènes visuels participent des jeux de l'art initiés en des époques différentes, tant par Jan Vermeer, Marcel Duchamp, Michael Snow et à laquelle semble se joindre, non sans humour et décalage anachronique Anabelle Hulaut.
S'ajoute à cela comme fait exprès, l'usage du médium photographique, lieu ici d'un double mensonge : celui de la prise de vue par l'appareil photo qui enregistre une réalité mise en scène et l'appareil photo dans l'image dont on ignore le point de vue qu'il enregistre.
Hormis le fait qu'il soit l'outil du détective, ce n'est pas un hasard si Anabelle Hulaut choisit ce médium, car il est celui par qui s'opère la mise en abyme de l'oeil, tant celui de l'opérateur extérieur, que du photographe vu de dos, ou encore du modèle. " La photographie constitue à cet égard un instrument privilégié, dans la mesure où, non contente de donner à voir sans être vu, elle est en mesure de retourner sur elle-même son propre dispositif pour se réfléchir dans son opération. La photographie est venue déranger l'économie qui était celle de la représentation."(10)
Anabelle Hulaut y recourt dans des procédés qu'elle puise paradoxalement dans une histoire de la peinture et joue ainsi des contradictions respectives de ces médiums. La peinture, longtemps espace de l'illusion, est ici dépassée par la photographie à ce jeu d'artifice alors que cette dernière possède tous les atouts pour être au plus près du réel. L'artiste, en bon artificier, donc, et à ce titre elle rejoint à nouveau Michael Snow, va abuser de ce médium dans ce qu'il n'est qu'apparence, inapte à la matière et à la concrétion du réel. Le détective, le voleur, l'artiste et le modèle laisse croire à l'univers de la peinture de Vermeer, donne l'illusion d'entrer un instant dans le tableau, sa fabrique. Mais la photographie suppose de multiples prises, des essais, des " cuts ", là où le peintre avance touche par touche, dans le temps. " La peinture était/est une activité de synthèse et de construction et puisqu'elle est effectuée à la main, elle fait appel, par delà le visuel et le tactile, à tous les modes de la connaissance sensorielle. Le photographe sépare l'oeil de la main. En un sens, une photographie pourrait être considérée comme l'équivalent d'un simple coup de pinceau dans une peinture. Clic" (11) La photographie se vit comme un instant qui se défait la seconde d'après la prise de vue. Dans 89 Seconds At Alcazar (2003), Eve Sussman réalise ce va-et-vient à partir d'une non moins célèbre oeuvre aux multiples exégèses, Les Ménines de Vélasquez (1656). Elle filme les acteurs prétendus du tableau le temps de leur mise en place dans la composition. Une fois en place, l'image se fige telle une photographie, puis se défait pour se refaire.
Autoportrait à plat ainsi que la série photographique des Tas sont les témoins de cette imposture et de l'illusion dans laquelle nous emporte l'artiste. Le titre Autoportrait à plat indique à lui seul la dualité entretenue depuis la moitié du XIXème siècle entre peinture, photographie et modernité. Le terme " à plat " joue avec la planéité de la peinture telle que la provoqua Edouard Manet à l'échelle de la photographie et d'une proximité avec la réalité, valorisant la peinture en tant qu'aplat et en tant que son propre sujet. Dans Autoportrait à plat, fond et figure font corps, se rejoignent dans un motif, celui du damier, à nouveau mobile de l'oeuvre : les carreaux des fenêtres, la pelouse à l'anglaise, le manteau du sujet photographié. Tout est ramené au même plan à en perdre le sujet réel de la photographie et à le déterminer. Où se situe l'autoportrait ? dans le motif, le mobile, la photographie, ses points de vue ? à nouveau la diversion.
Les Tas photographiés sont réduits pareillement à une planéité qui ne leur est pas propre. Le médium photographique aplani ces formes informes faites de terre, de feuilles, d'éléments naturels, en mutation. La photographie les fige, stoppe leur gestation et les sort de leur contexte réel, les rend également illusoire du fait de leur échelle réduite par le tirage photographique. Ici se trame une ambiguïté entre sculpture et surface plane, entre volume, fabrication et artifice.


Jeux de pistes et diversion. Le portrait de l'artiste en artiste.

Si de points de vue multiples il est question dans Le détective, le voleur, l'artiste et le modèle il n'aura échappé à personne la difficulté à déterminer l'identité des personnages. Chacun campant à priori dans ce que l'on appelle un rôle de caractère - ici le détective, le voleur, l'artiste et le modèle - l'altérité, moteur du jeu et des " je " d'Anabelle Hulaut y règne au plus haut niveau avec une réelle confusion des genres et des gens. Après avoir suivi Anabelle Hulaut dans des jeux de pistes et points de vue " visuels " il nous faut ici mettre à plat l'iconographie propre à son univers, ses multiples " moi " dans une composition connue et déterminée. Récapitulons. La photographie s'ordonne autour de trois personnages : un photographe de dos, un homme de profil, un personnage caché. Avec et autour d'eux, divers éléments comme autant d'indices pour éclaircir l'énigme. De là débute une étude de chacun d'entre eux, leur identification, leur portée allégorique. Quelques indices ici et là laissent entendre que l'artiste Anabelle Hulaut est présente, mais sous quel personnage, quel nouveau moi ? La pipe du détective Hulaut ? La lettre P du caddie de Melle Hulaut, liée à ses activités plus anciennes sPort/Surface ? Si détective il y a, est-il le photographe ou celui qui, derrière la porte du placard, tient une loupe, lequel, par ailleurs, pourrait être le voleur en pleine convoitise ? Le photographe vu de dos, portant le nouveau costume d'Anabelle Hulaut, ne serait-il pas l'artiste, tout comme il est aussi un voleur d'image ? Photographie-t-il le modèle, l'artiste ou la loupe ? Qui de ces personnages est l'Artiste : le modèle, le détective, le photographe dans le champ de la photographie ou à la place de l'opérateur extérieur ? La question de l'auteur, l'objet par lequel il est identifié et donc son absence, s'interpénètrent sans pour autant trouver de réponse. Nous tournons en rond...

Le personnage masculin, dans la posture d'un modèle, l'est-il vraiment ? Tenant un livre au titre évocateur, " tableaux volés ", il pourrait tout aussi bien être notre voleur ou notre détective. Tout se complique avec ce personnage particulièrement identifiable sous les traits de l'artiste Joel Hubaut, père de l'artiste Anabelle HuBaut, un troc plus loin Anabelle HuLaut. Les choses se corsent ! Est-il là en tant qu'artiste ou en tant que modèle ? Sa présence en tant que modèle à la place qu'occupe Clio, muse de l'Histoire, dans la composition de Vermeer, est d'autant moins étrange qu'elle participe pleinement d'une histoire de la peinture où en d'autres temps, les peintres, commanditaires n'hésitaient pas se représenter dans les tableaux, reconnaissables ainsi de tous. L'artiste détective vu de dos capture t-il l'image de ce qui est et représente un artiste en tant que modèle ou bien traque t-il un potentiel voleur de tableaux ? Outre sa physionomie, d'autres indices permettent d'identifier Joel Hubaut. Le micro, placé à hauteur du nez, évoque sa pratique performative d'une poésie sonore punk rock et se substitue à la trompette de la Renommée que tient la muse Clio. Le parapluie renvoie à la production de celui aux signes épidémik propres à l'artiste. L'habit du moment à dominante noire, retour au ska damier noir et blanc et la bague de tête de mort (vanité de l'époque), font la jonction avec le nouveau motif d'Anabelle Hulaut, artiste et fille d'artiste, présentement modèle et artiste. Le modèle/artiste Hubaut " ex "pose son personnage, de profil, le regard vide, ailleurs, proche en cela d'un des portraits de César par Titien. Il serait le modèle de l'artiste à suivre, l'être de la Renommée...
Deux artistes d'une même filiation cohabitent ainsi dans des rôles interchangeables. Un hasard, celui du motif du damier, les réunit mais ne fait que voiler le véritable mobile, celui de la question de l'art, de ses rouages, de ses inévitables filiations quelles soient biologiques ou symboliques. Une autre manière ici de battre les cartes et de perdre cette filiation dans ces rôles de caractère. Une suite au troc de son B contre un L par Anabelle Hubaut en 2000, premier écart avec son identité civile, première distance. Puis ici ce rapprochement par le motif. Qui est l'artiste ? Qui est le modèle ? Comment s'envisagent-ils ? Le père comme modèle mis à distance ? Le premier rôle d'Anabelle Hulaut, au fond, fut d'être fille d'artiste, de baigner dans une stratégie de l'écart, de s'en nourrir, de s'en distancer pour trouver son propre écart, mais toujours se situer dans son milieu, celui de l'art, de son système. Elle crée ainsi le club des Chi-art, regroupement des enfants, petits-enfants d'artistes, " assumant son détachement total dans un glissement d'une grande finesse... Cette délicatesse avec une distanciation sensible et pleine d'humour pour s'éclipser du giron... "(12)
Il n'existe donc aucune affirmation quant à l'identité de l'artiste dans cette photographie dont le titre annonce pourtant la présence et suggère donc, si ce n'est l'atelier de l'artiste, son mode opératoire. Si l'on reprend la " structure Vermeer ", l'artiste devrait être de dos, mais sans certitude. Cette oeuvre aussi empreinte d'altérité soit-elle, pose la présence de l'artiste dans sa propre oeuvre, une façon détournée de se tirer le portrait. " Vermeer n'a pas donné à voir le visage de son peintre et, s'il laisse penser que cette silhouette est la sienne propre, il ne l'affirme pas. " (13)
Dans Autoportrait à plat, Oxford 2007, Anabelle Hulaut mise sur la surenchère par la frontalité, l'aplat. L'artiste, pratiquement hors cadre, provoque le spectateur dans un face-à-face, là où ailleurs elle se cachait derrière Melle Hulaut, un jeu de lettre, ou bien apparaissait comme élément de l'oeuvre, un personnage parmi d'autres. Malgré le titre, nous soupçonnons le leurre, l'usage de la photographie dans sa capacité à être illusion. Qui se cache dans cet autoportrait ? Un modèle ? L'artiste ? Ou bien ce dernier est-il le photographe que l'on distinguerait de manière infime dans le reflet des lunettes, à l'instar de Jan Van Eyck dans le portrait des époux Arnolfini ? Là où Anabelle Hulaut suggère dans Le détective, le voleur, l'artiste et le modèle, elle affirme tout en maintenant le doute dans cet instantané photographique. La figure est certes tournée vers le spectateur, contrairement à l'autoportrait en peinture généralement de trois quart, mais pour autant, il n'en saisit pas le regard qui fonde la personnalité. " Le suspens de l'identification est calculé et cette incertitude voulue fait sens "(14).
Anabelle Hulaut joue avec le genre de l'autoportrait dans l'art contemporain davantage qu'avec la réalité de son identité. Nous sommes loin de la dimension de l'artiste s'autoproclamant à la Renaissance ou de l'autoportrait travesti des XVI et XVIIème, tel Rembrandt en Zeuxis. Les seuls moyens de conserver sa propre image, de la transmettre, étaient alors la peinture, le dessin, la gravure, la sculpture. La venue de la photographie dès 1839 redistribue les cartes, introduit le multiple, le reproductible et des temps de pose de plus en plus courts. La démarche artistique quant à l'autoportrait n'est plus tant de garder trace d'un visage que de questionner sa propre relation à l'art et définir l'individu artiste. Warhol, comme ses Soup Campbell, tire son portrait en nombre, telle une marchandise dont le marché de l'art détermine la valeur. Il devient son propre média, un objet populaire, appartenant à tout le monde. Se photographier ou se faire photographier implique pour l'artiste d'autres enjeux : la conjuration du temps pour Roman Opalka, le contrôle de son corps et son image hors de toute détermination sociale chez Orlan, un double " je " entre fiction, réalité et intimité chez Sophie Calle.
Que nous donne à voir Autoportrait à plat ? Une confusion supplémentaire dans un cadre très construit de carrés blancs et noirs, qui, nous l'avons déjà souligné, indiquent l'alternance et jettent de fait le doute sur l'identité pourtant affirmée. Le terme " autoportrait " doit en effet être un déclencheur. Anabelle Hulaut assume ce terme, mais y adjoint la nuance " à plat ". Mettrait-elle tout à plat ? L'artiste se dévoilerait donc au détour d'une photo ! Ce titre marque pour le spectateur un temps d'arrêt car il implique que l'artiste se montre enfin sous son vrai visage, après tant de ruses, de détours, de jeux du je, de miroirs. Le titre nous propulse au-delà de la contemplation, de cette rencontre avec l'artiste, vers un regard dicté par la curiosité, dans la simple position de voyeur devant une image people de magazine ! Le visuel est largement connoté par le titre. Sans lui, nous ne regarderions peut-être qu'un motif, un témoin de ce motif fondu dans son environnement, un clin d'oeil et identique en cela au Portrait témoin. Mais ici point de portrait témoin, nous tenons le coupable de ce grand jeu, l'artiste lui-même. Restons cependant sur nos gardes, agissons à pas de loup tel un détective car comme l'indique le sous-titre de l'exposition " un train peut en cacher un autre " !

Le titre des oeuvres participe ainsi de cette ambivalence constante. Anabelle Hulaut opère avec précision, mais pour mieux nous perdre avec les sous-titres. Ainsi les titres de la série des Tas - Sans titre - privilégient au premier abord la neutralité propre à la série, cependant rattachée de suite à la réalité par le sous-titre qui construit l'image, la contextualise. Anabelle Hulaut laisse ainsi l'image ouverte à de multiples sens, le sens obvie et le sens obtus pour reprendre Roland Barthes. Une image issue de la réalité, dé-connotée par le titre que le sous-titre vient immédiatement re-connoté, comme un écart entre le signifiant et le signifié.


Un point sur le rond.

Il manquait à ce tour d'horizon fait de points de vue, de diversions, d'identités croisées, la présence du rond-point inévitable à l'environnement Hulaut. Centré ou décentré, sa position est toujours celle de la contre-indication, du non-sens comme sens. Des propositions directionnelles poétiques et hors champ, à l'instar de celle que suggère Melle Hulaut en guise de conclusion au film Les Vacances de Melle Hulaut. Le rond se fait aussi sculpture, montage, met en exergue le processus visuel inhérent à chaque oeuvre qu'elle soit photographique, filmique. Ici, le rond se nomme Rond d'artifice (2008). Il supporte deux collines de polystyrène, un arbre en plexiglass vert, le tout prenant place sur un motif de pelouse en damier, des carrés dans un cercle. Son échelle réduite à 1/100ème comme l'ensemble des oeuvres rend compte de son irréalité et d'une projection dans un monde parallèle où le visiteur est amené à circuler. Le mot colline suggère la rondeur, les routes qui tournent autour d'une montagne, un chemin sinueux, indirect. Une méthode déjà expérimentée dans l'exposition Enjambement où deux fictions se côtoyaient, le visiteur passant de l'une à l'autre en franchissant un faux cadre à échelle un qui le menait dans une autre dimension, celle de l'écran de cinéma ou du miroir.
Avec Rond d'artifice, le mot est jeté, l'artifice, celui-là même des décorations des ronds-points, eux réels, qui marquent des ralentissements dans le paysage. Un regard posé un temps sur un paysage factice, irréel, composé par l'homme, comme une aération. Ludique, kitsch, à l'image de la ville quand ils sont à leur portes, les ronds-points font l'objet de discussion, apportent un espoir, celui du repérage : prendre le temps, celui d'un tour, d'opter pour telle ou telle direction. à l'inverse du feu, arbitraire et autoritaire, le point du rond implique le temps de la fluidité, de la courtoisie, point de stop au rond-point, mais un " céder le passage ", l'altruisme pensé dans l'espace public. Il est par ailleurs l'ancrage de l'évolution de l'automobile dans notre paysage, devenu routier par la force du progrès économique et industriel, mais aussi synonyme de bouchons aux heures de pointes où toute courtoisie disparaît dans un touche-touche de voitures, doublé d'une charmante pollution, que Jacques Tati transforma avec poésie en un manège d'auto dans Play Time. Le rond-point a ses contradictions. Anabelle Hulaut aussi ! Le rond d'artifice (dans rond d'artifice il y rond d'artifice) tourne de fait à l'envers, implique des points de vue erronés, autres que le sens initialement déterminé. Le sens inversé du mouvement du rond-point, accompagné de ses flèches blanches dans un rond bleu, donne également le sens de la lecture des images qui l'entourent, dont le schéma peut s'en trouver déstabilisé. Un mouvement permanent qui invite de fait à la répétition des images, comme une vidéo en boucle construite sous la forme d'une sculpture où images et mouvements, bien que disjoints, interagissent dans une communauté de sens ou de non-sens ! Où tout cela nous mène, si ce n'est à tourner en rond autour d'une pensée non figée, en mouvement et donc à mouvoir la nôtre en tant que regardeur. La réalité peut toujours être autre que celle que l'on voit !
Ce n'est pas la première fois qu'Anabelle Hulaut tente de déstabiliser notre perception visuelle face au rond-point. Sans doute parce que cette dernière s'expérimente au quotidien. Dans la vidéo Rond point illuminé (2005) tournée à Marseille (15), la caméra tourne au ralenti autour d'un rond-point dont le centre est occupé par la sculpture d'un pouce de César. Chaque fois que la caméra passe devant la flèche, un son résonne telle une ponctuation dans l'image, qui perturbe notre champ de vision au point d'une étrange impression que la caméra tourne à l'envers du rond-point alors qu'il n'en ait rien.
Avec ce rond d'artifice, l'artiste Hulaut, comme un point d'orgue, active notre acuité visuelle et notre capacité à déployer un esprit empreint de polysémie. En plus de sculpter les sens, les images, elle s'en prend également à l'ouïe, au son et nous met en demeure de l'imager avec Entrela(c*) et coup d'éclat (* avec un c bruyant). Là aussi, comme une légère ponctuation visuelle, sonore et mentale, cette oeuvre prend le schéma inverse de la déclinaison des points de vue ou, tout au moins en propose un autre, celui de voir sans voir. Sous l'aspect du jeu Colin-Maillard et d'une composition au premier abord artificielle, que l'on ne s'y trompe pas ! les choses y sont bien plus réelles que ce que l'on voit. Anabelle Hulaut inclus ainsi une note qui si elle paraît sonner faux par rapport aux autres oeuvres, n'est là que pour ajouter à l'incertitude de ce qui nous est donné à voir.
Dans cette exposition, tout est affaire d'histoire(s) de l'art ou bien d'art et de ses histoires. Anabelle Hulaut conduit et implique le visiteur dans un artifice d'ensemble, une manière de le faire entrer dans son jeu, entre fiction, réalité, vraisemblance, une sorte d' " allégorie de la déréalisation ". Tout en demeurant dans un espace d'exposition somme toute classique, l'ambiance qui s'y dégage se veut inquiétante, instable, comme une proche du jeu d'échec dont le damier rappelle le motif. Tout est là, pourtant aucune certitude ne s'impose, sauf l'inquiétude du je(u) constant entre Anabelle Hulaut et son public.


Anne Cartel, mars 2008



(1)Anabelle Hulaut, catalogue Anabelle Hulaut. Enjambement. Nantes, Frac des Pays de la Loire, 2006, p. 8.
(2)Frac des Pays de la Loire, novembre 2006.
(3)Les Vacances de Melle Hulaut paru en DVD, Wharf, centre d'art contemporain de Basse-Normandie, éditions Ecart Production, 2007.
(4)Je pense à la vidéo Pièce Supplémentaire n°17, 2004 de Dominique Angel, dans laquelle l'artiste en proie à une interrogation permanente sur sa condition d'artiste tente l'ascension de la dite montagne à l'aide d'un tabouret. Une note burlesque quant à la position de l'artiste face à l'histoire de l'art et à laquelle participe aisément l'artiste Hulaut.
(5)Je renvoie ici à la lecture de Daniel Arasse, L'ambition de Vermeer, Paris, éditions Adam Biro, 2001.
(6)Jan Vermeer, Allégorie de la foi, vers 1671-1674, La femme à la balance, vers 1669-1670 ; Jan van Eyck, Les époux Arnolfini, 1434.
(7)Jean-Honoré Fragonard, Le verrou, vers 1777 ; Marcel Duchamp, étant donnés : 1) la chute d'eau, 2) le Gaz d'éclairage, 1946-1966.
(8)Hubert Damisch, La Dénivelée. à l'épreuve de la photographie. Paris, éditions du Seuil, collection Fiction & Compagnie, 2001, p. 81.
(9)Il s'agit d'une carte postale représentant la reproduction du petit verre de Marcel Duchamp.
(10)Hubert Damisch, La Dénivelée. à l'épreuve de la photographie., op. cit., p. 81.
(11)Michael Snow cité par Hubert Damisch, ibidem, p. 75
(12)Joel Hubaut, Joel Hubaut. Re-mix épidémik. Esthétique de la dispersion, Caen, Frac Basse-Normandie, Dijon, éditions Les presses du réel, 2006, p. 194.
(13)Daniel Arasse, L'ambition de Vermeer, op. cit., p. 135
(14)Ibidem, p. 136.
(15)La vidéo Rond point illuminé fait partie du projet Double jeu présenté dans Enjambement, Frac des Pays de la Loire, novembre 2006.