Anabelle Hulaut
Eva Prouteau
Texte pour l'exposition - I don't want a planet pizza without relief* au Centre d'art
la Chapelle Jeanne d'Arc à Thouars du 26 mars au 29 mai 2022.
Anabelle Hulaut - I don’t want a planet pizza without relief*
Adepte des jeux de regard, Anabelle Hulaut s’intéresse aux situations
ambiguës, aux changements optiques, aux échelles de
perception élastiques. Les oeuvres de l’artiste invitent chaque
visiteur à endosser le rôle d’un détective : l’enjeu de l’enquête
serait d’accéder à une vision élargie, induite par des points de
vue panoramiques ou des impressions rapprochées, entre zoom
et cadrage, qui font apparaître la magie énigmatique de certains
fragments du monde alentour.
AU COMMENCEMENT, UNE APPARITION
C’est une vision qui est à la genèse de l’exposition d’Anabelle
Hulaut au centre d’art de Thouars : postée en haut des remparts
près du Château de la ville, l’artiste découvre le paysage, entre
végétation luxuriante et rivière aux courbes douces. Ce panorama
plongeant comme un vertige concentre son regard sur la mosaïque
des toits de Thouars, des toits pour certains dotés de chapeaux
de cheminées, chapeaux de vent ou rotators éoliens, ou extracteurs
de fumée en inox. Leur mouvement aimante la vue, frappée
par l’éclat étincelant de la lumière qu’ils reflètent. Anabelle Hulaut
fera de cette apparition le ferment de son projet à la Chapelle
Jeanne d’Arc, qui est ponctué de cet objet spiralé aux allures de
girouette disco : « Ce sont comme des boules à lamelles magiques.
Ce qui me plaît, c’est leur grande capacité à nous éblouir. Un
concentré d’éblouissement. »
QUI EST SAM MOORE ?
Créé par l’artiste en 2013, Sam Moore est un personnage qui
s’exprime de multiples façons : ses sculptures, photographies,
explorations sonores et textes poétiques se dispersent au gré
du vent, dans les centres d’art ou sur les réseaux sociaux. Son
appétit de vivre et de penser le monde qui l’entoure semble
insatiable : la mobilité, la fragmentation et l’enthousiasme le
caractérisent. C’est par le prisme de son regard insolite que le
visiteur découvre les oeuvres d’Anabelle Hulaut. Il est aussi l’auteur
du titre de l’exposition, I don’t want a planet pizza without relief*,
une injonction étonnante qui lui a même inspiré un poème :
* Je ne veux pas d’une planète pizza sans relief
i want flowers qui me sautent au cou
je veux des fleurs qui me hantent
je veux des fleurs qui m’éblouissent
je veux des artichauts aux poppies, des candies sous les choux
de la pimprenelle, de la sarriette et des pissenlits
les trèfles à 3 aux dessous violet me chargent d’azote
je me sens polyglotte
Extrait Les pensées de Sam Moore, Rêvolution - printemps/été 2019.
JARDIN PSYCHÉDÉLIQUE
Comme il le décrit dans ce poème, Sam Moore fait le voeu d’une
nature agitée et galvanisante : l’exposition d’Anabelle Hulaut
répond pleinement à ce désir, et s’assimile à un paysage constellé
d’objets (aux allures naturelles ou architecturales, ornementales
ou sculpturales) qui par leur disposition et leur succession,
assurent l’articulation des points de vue et ponctuent des circuits
de promenade, des circuits de pensée. Cet univers n’est pas très
éloigné des premières fabriques qui apparaissent dans les jardins
anglais au début du XVIIIe siècle et se répandent avec la mode
des jardins paysagers : des espaces de délices qu’animent la
surprise et l’échappée vers l’imaginaire. Ce jardin fantasmatique
et dérivant s’anime par endroits par la rotation d’extracteurs
motorisés, parés des couleurs de l’arc-en-ciel. Comme la
Dreamachine de Brion Gysin(1), ce phénomène hypnotique provoque
un léger état de contemplation hallucinatoire, comme pour
souligner que, dans l’oeuvre d’Anabelle Hulaut, la question du
regard demeure centrale : l’énigme de la perception, l’instabilité
des apparences, la notion d’image cachée ou de dualité de la
vision obsèdent chaque objet de cette scène paysagée.
VISITE GUIDÉE
Ces jeux de regard sont mis en exergue par l’artiste au seuil
même de son exposition : une palissade ouvre le parcours, en
même temps qu’elle en occulte l’accès. Surface de bois brut,
dotées de jambes de force pour stabiliser l’ensemble, cette
palissade est constellée de motifs d’yeux, placés à plusieurs
hauteurs pour plusieurs tailles de corps : à travers ces ouverturesoculus,
des points de vue forcément morcelés contraignent le
visiteur à faire le focus sur certains détails, parfois tout près du
sol. Dans ce panorama parcellaire, le jeu et l’étrangeté priment,
principes essentiels qui invitent à désaxer le regard.
Au dos de cette palissade, Anabelle Hulaut revisite un exercice
qui lui est cher : l’alliance de ses recherches artistiques et de la
production de différentes formes d’observations scientifiques,
des cartes, des relevés, des inventaires photographiques. Par
ces jeux d’assemblages et d’imbrications, elle témoigne de ses
visions thouarsaises, dans un journal intime qui mêle l’écrit et
l’image, le dessin et la peinture, tous ces matériaux qui constituent
l’humus de son processus de création.
Dans une liste à la Pérec (2), elle énumère : « Exemple d’éléments
que l’on pourrait retrouver : la station essence Champignon, le
viaduc Eiffel, les panneaux solaires TIPER, l’apéritif Duhomard,
les extracteurs, les meringues, les ammonites, la pierre grise, le
tronc d’arbre de Stéphane Vigny au Parc Imbert, la cabane de
vigne, les tournesols, les pieds bleus, l’enseigne du bureau de
tabac dans la rue St Medard, une paire de binocle pour Saint
Jérôme dans son oratoire (tableau au musée H. Barré), un lampadaire
de la rue St Médard en forme de fontaine… « Ainsi va
Anabelle Hulaut, qui semble « tout autant aux prises avec une
géographie physique qu’avec une cartographie psychique.» Thierry
Davila(3)
TOURISME DES CÎMES
Pour l’artiste, le paysage est multiple et changeant, déployé ou
fragmentaire et ne présente jamais une réalité univoque.
L’élévation et la quête du vertige, sur le toit du monde, suggère
un accès possible à cette réalité mouvante : à l’autre extrémité
de l’exposition, au fond du choeur de la chapelle, Anabelle Hulaut
rejoue la question du regard en marche et de l’exploration des
hauteurs avec son installation La Montagne qui cache l’escalier.
En invitant le visiteur à cette petite grimpette, l’artiste cherche
à faire de lui un complice plutôt qu’un simple regardeur : elle
s’inscrit aussi par ce geste dans la grande famille des artistes
marcheurs, qui ont considéré la flânerie comme un art de la
vision subjective, et une protestation contre la nécessité d’être
productifs dans l’espace public : dans le sillage de Baudelaire ou
des Situationnistes(4), Anabelle Hulaut prône par l’arpentage une
philosophie du dépaysement, une poésie de la dérive et de la
désorientation.
AGITER LE PAYSAGE
Publié en 1952, le roman de René Daumal(5) intitulé Le Mont analogue
fait le pari qu’il existerait un centre originel du monde, un mont
sacré qui ouvrirait une possibilité de communication avec l’audelà.
L’auteur réunit alors une expédition pour découvrir ce Mont
Analogue resté jusqu’alors inaccessible au commun des mortels,
et fait la narration trépidante de cette escalade en forme de
quête spirituelle. L’exposition d’Anabelle Hulaut a des airs de récit
de voyage similaire : entre palissade et montagne, des archipels
se déploient, petits îlots mobiles montés sur roulettes, familles
de champignons regroupées en bouquets ou tas de matières
premières, manufacturées ou naturelles.
On y distingue par exemple des samares d’érables, ces graines
qu’à l’automne, les enfants adorent jeter en l’air puis regarder
tomber telles des hélicoptères. Leur trajectoire très particulière,
tourbillonnante, qui en fait un cas à part au sein du groupe des
graines auto-tournantes, dites aussi auto-gires, serait-elle une
métaphore possible de la pensée de l’artiste ?
Par ailleurs, Anabelle Hulaut glisse dans cette topographie joyeuse
et éclectique un ensemble photographique et la projection d’un
diaporama des Paysages agités de Sam Moore. Ces derniers
expérimentent mille aventures combinatoires et aléatoires,
imaginées à partir des menus trésors que l’artiste n’a de cesse
de glaner autour d’elle. Chacun puise sa matière dans le réel des
choses mises au rebut ou peu considérées, et chacun invite à
s’émerveiller de l’ordinaire, du bricolage, des miracles de l’assemblage
et de la rencontre. Ces Paysages agités, dont l’échelle paraît
flexible, portent en eux la notion d’inquiétante étrangeté, où le
vivant et l’inanimé échangent leur place, quand le banal et l’inconnu
marchent main dans la main. Ils consacrent un usage très
original de la couleur : brillante, variée, assumée, foisonnante,
elle apparaît sous forme de surfaces franches et structure les
plans, peuplés d’objets hybrides entre peinture et sculpture,
bidimensionnalité et tridimensionnalité.
POÈMES CASCADEURS
Pour accompagner ces petits mondes, quelques Pensées de Sam
Moore défilent sur un écran : des textes assez courts, slogans
poétiques qui tranchent sur des fonds colorés comme des Post-it.
Ces pensées évoquent le processus de la mise en oeuvre de
l’exposition, autant que des éclats de vie, des doutes fragiles, et
des virevoltes d’envolées sonores. Chaque texte frappe par son
écriture confiante, prompte et décidée : à nouveau, Anabelle
Hulaut cherche l’éblouissement, dans la richesse lexicale, le
plurilinguisme, la variété des univers et des tons, la vitesse aussi.
Car les Pensées de Sam Moore se déroulent en cascades, tout
comme l’exposition d’Anabelle Hulaut s’expérimente comme une
promenade pleine de rebondissements, de plongées subites et
de soulèvements du regard, d’étincelles analogiques et de ricochets
chromatiques. Entre flânerie et sprint.
Éva Prouteau, critique d’art
Notes :
1 - Entre 1950 et 1973, le peintre et poète Brion Gysin vit entre Tanger et Paris, où il loge
dans le célèbre Beat hôtel de la rue Gît-le-Coeur, avec William S. Burroughs et les poètes de
la Beat Generation. En 1960, il conçoit, avec le mathématicien Ian Sommerville, la
Dreamachine : c’est un cylindre de papier ajouré de motifs réguliers, au centre duquel se
trouve une ampoule allumée, qui tourne sur la platine d’un électrophone à une vitesse de
78 tours par minute. La rotation du cylindre, à observer de près les yeux fermés, entraîne
un phénomène stroboscopique (flicker), provoquant des hallucinations équivalentes à
celles produites lors de la prise de psychotropes, en particulier de LSD.
2 - Écrivain et membre de l’Oulipo à partir de 1967, Georges Pérec fonde ses oeuvres sur
l’utilisation de contraintes formelles, littéraires ou mathématiques. L’esthétique de son
style repose sur l’inventaire et la poétique des listes, qu’il qualifiait de « joies ineffables de
l’énumération ».
3 - Philosophe de formation, Thierry Davila publie en 2002 un essai qui fera date : Marcher
créer, Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle. Il analyse
comment le déplacement n’est pas seulement une translation spatiale mais aussi un fait
psychique, un outil de fiction.
4 - . Le mouvement situationniste, dont les figures les plus connues sont Guy Debord
(1931-1994) et Raoul Vaneigem (né en 1934), a marqué la France des années 1960 et peut être
considéré comme précurseur de Mai 68. Son document fondateur, Rapport sur la
construction de situations, a été rédigé par Guy Debord en 1957. Dans ce texte
programmatique, Debord pose l’exigence de « changer le monde » et envisage le
dépassement de toutes les formes artistiques par « un emploi unitaire de tous les moyens
de bouleversement de la vie quotidienne ».
5 - Écrivain et poète rémois, René Daumal (1908-1944) est très marqué par la lecture
d’Alfred Jarry et Arthur Rimbaud. Il produit de nombreux textes pataphysiciens, Le Mont
analogue, son oeuvre maîtresse, ne sera découverte qu’après sa mort. Dans ce récit, il
embarque le lecteur dans un voyage initiatique vers le Mont Analogue, mystérieux et
invisible sommet, objet de tous les fantasmes. Plusieurs générations d’artistes se sont
inspirés de ce récit, notamment Jodorowski et sa Montagne sacrée.